Territorialiser les ODD : l’opportunité pour repenser l’ingénierie territoriale ? Interview de Sylvia Rosales Montano

SyIvia Rosales Montano est directrice d’études à l’agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise. Elle se spécialise notamment dans la recherche et la prospective territoriale, donc dans les transformations des territoires. Elle travaille actuellement sur la mise en route d’une démarche d’expérimentation ambitieuse 2030 en lien avec les ODD sur la ville de Saint-Fons.

Bonjour Sylvia. L’agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine de Lyon accompagne la mise en place d’un Agenda global – 2030 (démarche autour des 17 ODD) pour la commune de Saint-Fons, territoire d’expérimentation. Pourquoi s’intéresser à la diffusion des ODD sur le territoire de la métropole ?

C’est presque un concours de circonstances. Il n’y a pas une décision politique ou technique des agences d’urbanismes en général, ou de la métropole de travailler très directement sur les ODD, même si depuis longtemps le sujet « développement durable » encadre nos réflexions et travaux. Toutefois la signature par la France de cet engagement de durabilité [NDLR : les ODD] permet de sortir de la logique de silos, d’expérimenter des approches, une nouvelle ingénierie territoriale…

C’est ce qui a permis la transformation d’un chantier sur la précarité énergétique des ménages que je conduisais à Saint-Fons. Les habitants et divers acteurs nous encourageaient à aborder la question de la précarité et de la vulnérabilité tout court de certains territoires. Nous avons donc fait évoluer le chantier en réflexion plus transversale. La matrice des 17 ODD nous semblait assez pertinente pour aller dans ce sens.

Les conditions étaient favorables donc ?

Oui, d’autant plus que dans le même temps, la Métropole de  Lyon se posait la question d’une approche nouvelle du « développement durable », par l’entrée « métabolisme territorial ». Cela a donné le lancement d’un Observatoire du développement durable de la Métropole qui, dans sa grande majorité, aborde des problématiques communes avec les 17 ODD.

Pour nous la structuration locale-mondiale des ODD nous semblait pertinente, facile à utiliser. Nous sommes passés d’une approche  « énergie » (ODD n°7) à une approche transversale – hors silos. Et cette approche prend en considération d’une manière ou d’une autre des problématiques sur lesquelles je travaille à l’agence : questions de transitions, des mutations, des crises, des risques.

C’est la raison de cette démarche Agenda 2030 pour Saint –Fons, portée par la Ville, qui est un vrai pari d’innovation en s’essayant à une nouvelle ingénierie territoriale.

Quel est le rôle exact de l’agence d’urbanisme par rapport aux communes ?

En ce qui concerne le développement durable, le rôle de l’agence – en tant qu’assistants à la maitrise d’ouvrage – est d’informer, sensibiliser et accompagner les territoires de la métropole à se transformer, à évoluer collectivement face aux dynamiques en cours et émergentes. L’approche du risque, de la vulnérabilité permet d’équilibrer la « pensée positive » a priori sur le développement métropolitain.

L’application des 17 ODD aux échelles micro-locales facilite un dialogue entre échelles et rapproche la décision métropolitaine autour d’un regard commun. Elle facilite aussi le rapprochement avec de multiples acteurs privés, économiques, etc. afin de pouvoir aller ensemble, toujours dans la démarche de transversalité et d’universalité. Chaque ODD est une sorte d’objectif a minima, mais c’est aussi un ensemble d’injonctions fortes : devenir sobres, équitables, climato-compatibles, avec des emplois décents pour tous… Quand on veut y répondre, et le cas de Saint-Fons en est une très bonne illustration – les problèmes se posent par paquets (un problème va en toucher un autre etc.).

La transformation se fera donc ensemble et à toutes les échelles. Saint-Fons, c’est un peu une commune qui veut se transformer mais qui ne peut pas, qui n’en a pas les moyens. Il faudra comme pour des tas d’autres communes en France les aider à aller vers où ils veulent aller.

Les objectifs locaux-mondiaux de développement durable 2030, de lutte contre le changement climatique et la transition écologiques (2021, 2024,… 2050) se jouent dès maintenant. Mais ni les ménages, ni les territoires ont la même capacité d’y aller au même rythme. Le rôle d’agences comme la nôtre est donc de les y aider.

L’agence aide donc à la programmation locale ?

C’est une des compétences parmi d’autres, mais qui dans le cas de Saint-Fons se concrétise de manière dynamique. Avec les 17 ODD, on teste une autre manière de travailler, de conseiller, d’accompagner la décision, de visualiser un autre type de programmation urbaine. On produit collectivement des éléments pour changer en orientant aussi les acteurs à travailler ensemble. On facilite une ingénierie d’animation permettant d’aller vers une transformation comme celle de Saint-Fons. C’est une démarche nécessaire, complexe, qui nécessite des moyens humains et financiers considérables. Saint-Fons est dans ce cadre-là une démarche exploratoire, qui pourrait se démultiplier.

Est-ce que les ODD sont compréhensibles et adaptés aux problématiques locales ?

D’une manière générale, nous avons déjà pointé du doigt que la priorisation des objectifs aux échelles nationales n’était pas la meilleure manière de faire les choses, car elle présente des incohérences avec les priorités que peuvent avoir les territoires. Dans de nombreux cas, en Europe comme en Amérique Latine [NDLR : Sylvia Rosales travaille aussi en Amérique Latine], les priorisations à l’échelle n’aident pas à cibler les aides financières, d’ingénierie, etc. sur des problématiques locales complexes. De plus, l’abordage par les indicateurs d’avancement est très critiquable dans le sens s’il n’y a pas eu un lien avec les difficultés de mise en œuvre.

Sur le territoire d’expérimentation de Saint-Fons, l’enjeu n’est donc pas uniquement à la compréhension en soit des 17 ODD, clairs et complexes à la fois. Mais à concrétiser la possibilité, comme c’est le quotidien de l’action publique, d’intégrer que ces 17 ODD sont « pragmatiques », « programmatiques », « transversaux », qu’ils ont du sens dans la vie quotidienne et qu’ils peuvent mobiliser tous les acteurs.

Avant les ODD, il y avait d’autres dispositifs attachés à la planification durable, comme l’agenda 21. Selon vous, qu’est-ce que la démarche autour des ODD apporte de différent ?

Sur la différence de démarche, je soulignerais d’abord que la base est la même : on fait un diagnostic en rapport avec les éléments qui nous intéressent (ici les ODD). Ensuite on entame les réflexions, globalement avec le même cercle que pour construire les agendas 21. Ce qui change le plus c’est la transversalité des objectifs : au lieu d’être uniquement sur l’environnement, on touche tous les domaines. Donc il faut associer tous les services et non pas un service dédié.

Pour les acteurs locaux qui avaient déjà entamé un Agenda 21 cela a été, selon ce que j’ai pu constater ailleurs, assez déstabilisant de passer à une démarche ODD. Certaines communes avaient un Agenda 1 riche et le passage est plus facile. Dans les autres cas, il me semble que les 17 ODD proposent de réfléchir à un « projet de territorial ». C’est le cas à Saint-Fons.

Vous organisez des ateliers pour élaborer un programme d’action 2019 – 2030. Or les ODD ont été signés en 2015. Pourquoi le programme ne commence qu’en 2019 ?

En réalité on a démarré en 2016. Mais on a mis 2 ans presque à acquérir le portage politico-technique. Il a fallu un temps important non seulement d’expertise, mais aussi de sensibilisation, presque de formation-action. En ce sens St Fons a été et reste pionnière. Nous avons présenté nos avancements dès 2016 dans différentes instances (CCRE ; Convergences, ateliers Etat, FNAU…).

Mais on peut quand même dire que les ODD sont restés assez mystérieux jusqu’à très récemment. L’État n’a pas commencé à communiquer (ou faiblement) avant fin 2017, et n’a d’ailleurs toujours pas une communication structurée aux collectivités territoriales sur les ODD.

Dès début 2016, on a commencé les entretiens avec les acteurs locaux. Mais le processus est assez long pour plusieurs raisons. D’abord je trouve que dans un contexte de fragilité publique locale, le « temps d’une mairie » est inadapté au temps de l’innovation, car cela supposerait de disposer des moyens financiers et d’une organisation ad hoc de « recherche-développement public ». Comme dans toutes les mairies comme Saint-Fons et encore plus dans les mairies très fragilisées fiscalement parlant, les capacités techniques sont dépassées par les problématiques de la vie quotidienne locale. Et ce malgré leur performance, la solidarité des agents, leur professionnalité… Le nouvel agenda proposé par les ODD sert aussi de catalyseur et accompagne une nouvelle ingénierie, qui repose sur des équipes et des personnes très pugnaces, très motivées.

Ensuite, il faut reconnaitre que le temps de la transformation est plus long. La mobilisation des acteurs qui n’ont jamais été mobilisés prend du temps. Il faut créer une culture commune. On a dû consulter, puis produire des documents de pédagogie, répéter les actions de pédagogie pour que ça infuse. On a aussi produit des rapports pour avoir des éléments concrets, des benchmarks. Et puis on a lancé de petits tests. L’idée est qu’il faut à la fois convaincre et récolter des éléments, les mettre en perspective, les transformer en programmation,… cela prend du temps.

Mais cela a abouti…

A partir de 2017 on a réussi à concrétiser une vraie stratégie pour montrer qu’une transformation est imaginable, qu’on a des éléments et une vraie démarche. Fin 2017 la mairie a pu nous accompagner dans les instances ministérielles, les agences d’urbanisme. On a mis en lumière un dispositif nouveau et, ce qui est assez marquant, c’est que c’est l’intérêt des acteurs extérieurs qui a poussé les acteurs de Saint-Fons à se lancer. A partir de là, la ville a réalisé avoir quelque chose d’intéressant entre les mains et on a maintenant un portage politique de la démarche.

Les projets qui vont entrer dans ce ou ces dispositifs sont-ils des projets existants que l’on rattache aux ODD ou de nouveaux projets ?

Les programmes et les dispositifs sont nés par le mixage de 3 sortes de projets / actions / démarches.  Il y a des projets existants, mis en place, avec un impact que l’on a pu valoriser  grâce aux ODD. Il y a les autres qui sont en cours et que les 17 ODD permettent d’articuler… et puis il y a les envies et les « bonnes pratiques » ailleurs qui donnent l’échelle des « possibles ».

En 2016, on avait recensé environ 500 actions / projets / démarches que la Ville avait réalisée sur 2 ans! Toutes « 17 ODD compatibles » si l’on veut simplifier, mais de manière dispersée, non articulée, très marqués par la logique de silos. Et presque 500 autres actions / projets / démarches étaient envisageables, souhaitables, nécessaires pour ce développement durable renouvelé non encore « assumé ».

Certaines personnes nous ont dit « ces projets qui existent déjà, pourquoi il faudrait qu’on leur rajoute une couche ODD » ? Nous on leur répond que ce n’est pas une couche supplémentaire mais plutôt une transformation, un passage du projet ou action isolée ou dans un « silo simple » au « programme ou dispositif de transformation », qu’il s’agit d’un gain de transversalité, d’efficacité. Par exemple sur un projet de Maison de la Santé, dans une vision transversale avec les 17 ODD on va leur dire « pourquoi ça ne serait pas santé et bien-être » ? Et là on peut réfléchir à tout un dispositif qui va toucher au stress, à l’alimentation, à la médecine mobile à domicile pour ceux qui veulent donner leur sang chez eux plutôt qu’à l’extérieur, etc.

Vous parliez tout à l’heure de l’observatoire du développement durable de la métropole. Quel est le niveau d’avancement des autres communes sur les ODD ?

L’Observatoire n’a pas encore été publié pour un large public, mais il existe et est en cours d’appropriation interne. Ce n’est pas un Observatoire « 17 ODD » mais on va quand même pouvoir faire des liens directs. Il me semble que la Communauté Urbaine de Bordeaux (Métropole de Bordeaux) va lancer un observatoire métropolitain totalement 17 ODD compatible.

Sinon, en ce qui concerne proprement les 17 ODD ma connaissance, il n’y a que Saint-Fons qui a mis en place une vraie démarche stratégique qui concerne les 17 ODD et la transformation qui est liée sur notre territoire. Et je pense qu’à l’échelle nationale la ville reste pionnière.

Les autres communes ne veulent pas participer ?

Comme je le disais plus tôt, les stratégies de communication et démarches pour faire redescendre les ODD au niveau des territoires sont émergentes. Il y a une « communauté des ODD » en cours de concrétisation avec certaines DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), le Cerema. Je pense qu’en Aquitaine ils sont plus avancés. Mais le travail est surtout autour des indicateurs.  Reste à se poser la question sur les moyens que l’État pourrait mettre pour accompagner les démarches de développement durable 2030 autour desquelles il s’est engagé auprès des Nations Unies. Cette question se pose pour une très grande majorité des pays. Je sais que l’Allemagne, la Suisse, voire la Belgique si je ne me trompe pas ont une approche plus dynamique.

Comment les habitants de Saint-Fons sont impliqués dans cette démarche de transformation ? Y a-t-il un mode de gouvernance particulier ?

C’est un point de travail qu’il faudra aborder autrement. On a eu les habitants « en direct » à deux reprises. Lors d’ateliers sur la précarité énergétique, en entretiens exploratoires. Mais on a aussi recensé les besoins via des personnes et dispositifs ressources : enquêtes de Bioforce, retours des chefs des projets de la politique de la ville, retour des techniciens et des responsables associatifs… idem des porteurs d’idées, en 2015 et 2016. Mais la question de la « consultation citoyenne » reste un débat. Qui est le « citoyen » légitime ? Celui des associations ? Comment intégrer le citoyen non résident ? Celui qui utilise et conditionne les actions aussi par l’usage de la ville. Il faut l’intégrer aussi. Nous préconisons une démarche de validation et de compléments avec un dispositif type conseil de quartiers mixte : habitants, commerçants, employés, etc.

La démarche est de lier les ODD entre eux à travers le projet de territoire. Vous avez d’ailleurs plusieurs fois évoqué l’idée de « ne plus travailler en silos ». Comment la commune travaille-t-elle en interne pour favoriser un portage collectif par plusieurs services?

Pour le moment les équipes travaillent encore en silo, mais on a mis en place 4 ateliers en 2018 de travail croisé, et aussi des multiples réunions inter-directions. On a mis du temps, mais on parle aujourd’hui des questions stratégiques, on a un chef de projet, une direction porteuse pour tous, un DGS aussi porteuse.

Il s’agit aussi des ateliers mixtes : ville et l’agence d’urbanisme, ouverts peu à peu à la Métropole, à la mission Vallée de la Chimie, etc.

Après il faut être clair, on se heurte à pas mal de problèmes de portage technique, mais c’est normal. Les transformations de fond sont difficiles, les agents « n’ont pas le temps » ou ils sont « déstabilisés » par cette approche d’un fonctionnement plus transversal car cela modifie leurs pratiques. Mais on a réussi plein d’autres choses et le portage de la Maire est essentiel.