La redevabilité est-elle indispensable pour le développement local ? (analyse)

Gérard Laleye est chargé de programme redevabilité et infrastructures au bureau de la coopération suisse au Bénin. Il accompagne 37 radios communautaires et de proximité pour pouvoir produire, émettre et contribuer à la redevabilité, dans le cadre d’un nouveau programme ambitieux lancé en 2016. Le programme dépasse le simple appui aux radios, avec un appui plus large à la société civile.

Bonjour Gérard. Pour commencer cet entretien, peux-tu nous dire ce que tu mets derrière le terme « redevabilité » ?
La redevabilité, c’est l’obligation pour un responsable public de rendre compte de l’exercice d’une responsabilité donnée par les citoyens et sous-tendue selon nous par 3 principes :

La redevabilité, c’est répondre à une demande. En tant qu’acteurs, on ne décrète pas la redevabilité. On ne se lève pas en se disant « je suis redevable ». On doit donc rendre compte par rapport aux demandes des citoyens ;

La redevabilité, c’est [aussi] pouvoir sanctionner. Les partenaires, les citoyens, doivent avoir les moyens de sanctionner (et pas juste d’interpeller). S’il y a mauvaise gestion, il faut pouvoir porter le cas devant la justice etc. Sans cette possibilité, on n’est pas dans la redevabilité ;

La redevabilité n’est pas ponctuelle ou sélective. On rend compte pendant les 5 ans de son mandat pour un élu local. L’élu ne peut pas décider de ne rendre compte que d’une partie de sa mission, ou à un seul moment. Il est redevable en continu.

La redevabilité, c’est donc des élus vers les citoyens ?
Pas seulement. Toute personne investie d’un mandat par un groupe, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un mandat public, doit être redevable. Il peut donc très bien s’agir de directeurs des services déconcentrés de l’Etat par exemple. Mais j’irais un peu plus loin pour dire que la redevabilité doit être développée au niveau de la société civile. Quand un groupe de citoyens ou une association reçoit des fonds publics ou est dépositaire d’un organe de gouvernance (un conseil d’administration par exemple), il doit être redevable. On doit pousser la société civile à être exemplaire. Tous ceux qui ont un engagement vis-à-vis d’un groupe sont redevables.

En quoi la redevabilité est importante ?
Elle fait partie des mécanismes de transparence. Sans transparence, difficile d’évaluer les résultats, de vérifier qu’on va vers l’objectif qu’on s’est fixé ensemble. Sans transparence, on est dans des systèmes opaques, de corruption.

La redevabilité est nécessaire pour mettre en confiance les différents acteurs qui doivent travailler ensemble. Elle oblige la personne au pouvoir à se rendre compte qu’elle tient le pouvoir des personnes qui lui ont confié, auxquelles elle est redevable. On casse la mentalité de « quand on est chef on ne rend pas compte ». Par la même occasion, on rassure ceux qui ont engagé des ressources ou du temps sur le fait que ceux-ci sont bien utilisés.

La redevabilité permet aussi de prendre des décisions éclairées. Il ne s’agit pas que de savoir si on peut continuer avec la même personne, mais aussi d’avoir conscience des problèmes qui se posent à elle, de pouvoir re-questionner la stratégie par rapport au constat fait au départ, de pouvoir trouver des moyens d’agir avec la personne qui est redevable.

Comment s’exerce la redevabilité concrètement ? Quelles formes peut-elle prendre ?
Pour le sujet que l’on connait le mieux, la radio, la redevabilité consiste surtout à déclencher un échange entre les élus et la population, qui a la compétence d’usage de l’espace publique. L’échange se fait à travers le média et donne plus d’ampleur que lors d’une réunion en présentiel. De plus, les radios de proximité utilisent les langues parlées dans les communautés, ce qui est un avantage. On peut aussi interpeller les acteurs publics autour de préoccupations très concrètes, comme l’accès à l’eau, avec une réaction rapide via la radio. La radio peut aussi servir comme relais pour couvrir les discussions du conseil communal, ouvert à tous mais auquel peu assistent. Les citoyens sont ainsi tout de suite au courant des décisions prises et peuvent réagir rapidement.

Pour autant, la rencontre physique reste importante. La redevabilité se fait au Bénin souvent à travers des assemblées. Le Maire invite les populations à se déplacer pour expliquer ce qu’il a fait depuis 6 mois, ou un an. Le principal problème de ces réunions c’est que le Maire résume ce qu’il a fait mais que ce n’est pas toujours mis en comparaison avec ce qui avait été prévu. On essaie donc d’inciter les maires à donner leur programmation à la société civile pour que celle-ci soit au courant. Dans la même veine, les services déconcentrés viennent parfois en Région pour faire un résumé sectoriel de la manière dont ils ont utilisé les ressoures.

Et puis, il ne faut pas l’oublier, la redevabilité passe aussi par le dialogue en direct entre les acteurs. La direction de la coopération suisse au Bénin est par exemple souvent en contact avec les ministères, ce qui ouvre un dialogue politique.

Quelle est la situation aujourd’hui en termes de redevabilité au Bénin ?
L’environnement est beaucoup favorable qu’il ne l’était il y a quelques années. Aujourd’hui plusieurs élus ou représentants mettent en avant le fait que la redevabilité les conforte dans leur travail. Le terme lui-même est de plus en plus utilisé et le cadre juridique, institutionnel s’est mis en place. On a dégagé des moyens pour travailler sur la redevabilité. Les ministères évoluent aussi vers plus de transparence et d’efficacité, avec le souci de mettre en place une gestion axée sur les résultats etc.

Pour autant il y a encore des cas de corruption qui sont laissés impunis. Au niveau local la gestion est encore à améliorer, par exemple au niveau du passage de marchés publics. Peu de dossiers vont en justice ou les dossiers trainent.

As-tu vu apparaitre de grands changements depuis 10 ans ? Et y en a-t-il à venir ?
La décentralisation a démarré en 2003 au Bénin et au cours de la première mandature, très peu de communes avaient une société civile organisée sur les territoires. Aujourd’hui on a une société civile active sur les 117 communes. Les élus ont fini par accepter que la société commune fasse son travail, alors qu’ils les considéraient avant comme des opposants politiques. Or le travail de la société civile est indispensable : il permet d’avoir des rapports indépendants qui décrivent la situation sur le terrain, essaient d’établir des responsabilités de trouver des responsabilités et interpellent ainsi les élus.

L’utilisation des médias et la diffusion du numérique favorisent le transit d’informations. Le fait que les informations circulent plus vite amène les responsables publics à faire davantage l’effort de communiquer sur ce qu’ils font. Ils sentent qu’il y a derrière un enjeu qui peut toucher à leur crédibilité, à la confiance que les citoyens ont vis-à-vis d’eux. Les acteurs publics doivent être plus exemplaires pour ne pas être exposés sur les médias sociaux.

La redevabilité concerne-t-elle tous les agents de développement local ?
On ne peut pas faire de développement sans aborder la question de la gouvernance. La bonne gestion des ressources, l’implication des groupes sociaux, le cadrage du développement dans le temps… sont autant de points indispensables sur lesquels la redevabilité a un fort impact. Les développeurs sont au cœur de processus multi-acteurs ; si chacun ne dis pas ce qu’il fait, on va dans la cacophonie.

Par ailleurs, il est important de rattacher le travail local avec les politiques publiques aux échelons supérieurs, donc il faut savoir aussi ce qui se fait au niveau de cette politique. Et parfois demander des éclaircissements. Si on ne fait pas ce travail d’échange, de redevabilité, on court le risque d’être mis en difficulté ou de mettre en difficulté les actions de l’Etat. Il faut se situer par rapport au travail que nous faisons.

Et puis évidemment, il y a la question de l’efficacité. La commune n’a par exemple pas les moyens d’être partout au Bénin. Le personnel est limité. Par contre il y a pas mal d’ONG qui ont du personnel, des moyens. Avec un mécanisme de redevabilité on a un espace d’échange, d’inter-action entre acteurs du développement sur un territoire. Cela aide le maire à prendre des décisions pertinentes. Là où il y a le plus problèmes de manque d’eau, la commune a intérêt à le savoir par les citoyens, les ONG qui remonteront l’info.

A l’inverse sans mécanisme de redevabilité le maire prend le risque de se faire destituer par le conseil communal, ce qui arrive régulièrement. La redevabilité est au bénéfice de ceux qui la pratiquent.

Quel est le rôle d’un agent de développement local dans le processus de redevabilité ?
L’agent de développement doit avant tout être un exemple : informer communiquer, rendre compte à son niveau. Un agent de développement c’est aussi un citoyen, dans une dynamique de droits et de devoirs qu’il doit bien connaitre. Il doit aussi mener une démarche « pédagogique » envers les autorités.

Pour cela il faut faire attention à ne pas faire les choses trop brusquement. Il ne faut pas ignorer le fait qu’un manque de redevabilité ne veut pas forcément dire qu’un individu veut cacher des choses. Il y a des pesanteurs, des maires qui ne sont pas toujours préparés.

Les préalables c’est donc d’échanger avec les personnes avec qui on veut travailler, de les faire observer les textes et peu à peu les amener à ce qu’ils devraient faire. Il faut aussi penser à des alliances ; une ONG ne fera pas changer seule les choses. On doit s’organiser, avoir des représentants pour faire bouger les choses. Un acteur ne doivt pas y aller seul.

Quelles compétences faut-il pour travailler sur la redevabilité ?
Deux choses sont essentielles : il faut être exemplaire, et être formé spécifiquement à la redevabilité.

Pour le premier point, cela va de soi : on ne peut pas demander à d’autres d’être transparents si on n’applique pas soi-même des pratiques de bonne gouvernance.

Concernant la formation, il s’agit d’avoir des personnes préparées à travailler sur la redevabilité : il faut avoir des compétences techniques dans son métier, mais aussi savoir partager ou rendre accessibles des informations, connaitre les principes de la redevabilité, bien connaitre les droits et devoirs des citoyens, le fonctionnement des budgets et les lois qui encadrent la vie politique… Un journaliste qui anime un débat avec des politiciens à son antenne devra être spécifiquement préparé. Travailler sur la redevabilité, c’est travailler sur des sujets sensibles qui touchent au politique et au rapport avec les citoyens.